« Reconstitution du parcours militaire de J. Ulric LeBlanc, soldat acadien de la Première Guerre mondiale à partir des archives et de Google Maps »

Samuelle Saindon et Gregory Kennedy, Université de Moncton[1]

Introduction

La contribution acadienne à la Première Guerre mondiale reste méconnue, à part quelques études du 165e (Acadien) bataillon du Corps expéditionnaire canadien (CEC).[2] Ce bataillon national fut créé à la demande d’une assemblée de notables acadiens tenue à Moncton en décembre 1915. Pourtant, au-delà du 165e bataillon, d’autres soldats acadiens ont participé à l’effort de guerre durant la Grande Guerre. Dispersés à travers différents bataillons anglophones des Provinces Maritimes, ces Acadiens sont difficiles à retrouver, notamment parce que les dossiers militaires ne précisaient pas la langue maternelle des recrues. Il demeure que leurs expériences méritent d’être étudiées pour mieux saisir la contribution des soldats acadiens à la Première Guerre mondiale. D’ailleurs, les correspondances de quelques soldats acadiens étaient analysées par France Martineau sur le plan linguistique en comparaison avec d’autres soldats canadiens-français de la PGM.[3]

Ce billet de blogue porte sur un de ces soldats volontaires. Joseph Ulric LeBlanc fut un des premiers Acadiens à s’enrôler à la guerre. Le Centre d’études acadiennes Anselme-Chiasson de l’Université de Moncton (CEAAC) conserve un fonds d’archives du médecin, le Dr. Hilarion LeBlanc, le père d’Ulric, et nous y retrouvons 53 correspondances rédigées par le soldat à ses parents. Membre du Canadian Army Service Corps (CASC) du mois de novembre 1914 jusqu’à 1919, le parcours d’Ulric s’avère différent de celui des fantassins. Nous avons reconstitué ses mouvements en tant que chauffeur routier avec le « 2e Train divisionnaire canadien » à l’aide de plusieurs sources historiques et le logiciel Google Maps. [4]

IMAGE 1 – portrait du soldat J. Ulric LeBlanc

Présentation du soldat J. Ulric LeBlanc et de ses archives

Joseph Ulric LeBlanc est né en octobre 1894 à Cap-Pelé au Nouveau-Brunswick. Il est le fils de Hilarion LeBlanc et de Sarah Girouard. Il était le deuxième né de 6 enfants, ayant trois frères et deux sœurs. Bien éduqué, Ulric suivait d’autres jeunes Acadiens et Acadiennes de sa génération en passant du temps aux États-Unis à la recherche d’emploi. Il n’avait que 20 ans lorsqu’il s’est enrôlé au CEC en novembre 1914. Il parlait l’anglais couramment, compétence importante pour un jeune soldat à l’unité de transport de la 2e division canadienne. En effet, plusieurs de ses correspondances étaient rédigées en anglais puisque les officiers militaires responsables pour la censure ne comprenaient pas le français.[5] Durant la guerre, Ulric écrit régulièrement à ses parents, ainsi qu’à sa « sweetheart » Marceline et plusieurs amis de Cap-Pelé. Bien que seules les correspondances d’Ulric à ses parents soient préservées au CEAAC, cette collection date de 1914 jusqu’en janvier 1919, ce qui veut dire que nous pouvons suivre Ulric et étudier l’évolution de ses idées, du début jusqu’à la fin de la guerre et même son temps en Allemagne avec la force d’occupation des Alliés.

Sources militaires : dossier du soldat et journal de guerre de son unité

Si Ulric fait mention de quelques détails de son parcours militaire dans ses correspondances, les sources militaires sont plus révélatrices. Le dossier militaire d’un soldat de la Première Guerre mondiale est constitué de plusieurs documents incluant ses papiers d’attestation et de démobilisation. Nous apprenons beaucoup par rapport à son solde, son métier, et son bataillon. Dans le dossier à Ulric, nous apprenons qu’il a subi une punition de 14 jours à cause d’avoir dormi pendant son travail, et qu’il a été accordé deux périodes de congé (à Londres et à Paris).

IMAGE 2 – Dossier militaire du soldat J. Ulric LeBlanc (BAC)

En ce qui concerne les fantassins, normalement c’est assez facile de les suivre dans leurs bataillons au front. Pourtant, le formulaire concerné (B103) donne très peu d’informations pour Ulric, sans doute parce qu’il était constamment sur la route pour approvisionner le CEC. Afin de savoir plus par rapport à son parcours, il fallait innover. Les journaux de guerre du CEC sont numérisés et disponibles sur le site web de Bibliothèque et Archives Canada (BAC). [6]  Il s’agit d’un compte rendu quotidien concernant les « actions sur le terrain » de chaque bataillon ou unité y compris le « 2nd Canadian Divisional Train ».[7] Cette source exceptionnelle indique tous les mouvements de chaque compagnie, et donc nous disposons encore plus de détails sur les mouvements d’Ulric. À l’aide des 53 correspondances d’Ulric et ce journal de guerre, il est souvent possible de confirmer les routes et les déplacements du soldat.

Quelques exemples de la méthode : Ulric à la Somme et en Allemagne

La bataille de la Somme, du 1er juillet jusqu’au 18 novembre 1916, était une des plus grande et des plus meurtrières actions militaires de la guerre. Bien entendu, le 2e Train divisionnaire canadien était à l’appui des soldats du CEC dans les tranchées. Le journal de guerre mentionne un premier convoi de 14 wagons envoyé au front le 10 juillet 1916.[8]  En ce qui concerne Ulric, sa lettre du 18 septembre 1916 mentionne qu’il est situé pas loin du conflit : « Yes we are at present where the heaviest fighting is going on. I did not get a scratch yet. Let us hope that will not ».[9] Dans une lettre destinée à un ami, Ulric raconte « du haut d’une colline, je fus témoin de la prouesse de nos braves soldats, lors de la prise mémorable de Thiepval; un tel spectacle fait peine à voir la prouesse ».[10] Cette attaque avait lieu vers la fin du mois de septembre. Ulric semblait avoir effectué plusieurs routes et livraisons au front. Au mois de décembre 1916, Ulric indique qu’il est soulagé d’être parti enfin du front “I feel like a new man since I left the Somme and am getting fatter”.

IMAGE 3 – Ulric LeBlanc à ses parents, le 24 décembre 1916 (Source : CEAAC)

Après l’Armistice du 11 novembre 1918, une force d’occupation des Alliés est arrivée en Allemagne. Le CEC a envoyé deux divisions afin d’assister l’Angleterre à l’occupation de la Rhénanie.[11] En janvier 1919, le CEC s’est retiré en Belgique, et plusieurs bataillons furent démobilisés au Canada quelques mois plus tard.[12] Pendant ce temps, le CASC a continué son rôle d’approvisionnement et la compagnie de transport d’Ulric était impliquée. Dans une correspondance datée le 25 janvier 1919, le soldat acadien raconte à ses parents qu’il est en Allemagne et que la grippe espagnole fait ses ravages sur la population locale : “I seen out here and in Belgium when the “flu” was on or even heard from the people that it was claiming a good many victims and I see that Home there are only a few deaths.”[13] Quelques jours plus tard, il informe ses parents qu’il sera de retour en Belgique le 2 février.[14] En effet, le journal de guerre de son unité confirme le retour de la compagnie d’Ulric en Belgique le 2 février 1919 :

IMAGE 4 – War Diary, 2nd Divisional Train, CEF (Source : BAC)

Représentation cartographique du parcours militaire d’Ulric LeBlanc

En utilisant le journal de guerre et les destinations de la compagnie de transport d’Ulric (d’abord la 5e, à partir du 3 novembre 1916, la 1er), nous avons cartographié ses mouvements par année et par couleur via Google Maps: les mouvements effectués durant 1915 sont en bleu, 1916 en orange, 1917 en mauve, 1918 en vert, et 1919 en jaune.

Ulric était constamment en mouvement, et nous remarquons rapidement les champs de bataille du CEC, de Ypres en 1915 jusqu’à Cambrai en 1918. Ulric racontait que le transport allait souvent 50 à 100 miles par jour et jusqu’à 10 miles des tranchées pour leurs livraisons quotidiennes.[15] La carte indique également les périodes de vacances d’Ulric, soit en 1916 et 1918 (ceux-ci sont identifiés en noir). Il a raconté à ses parents plusieurs détails de son séjour à Paris, surtout ses visites aux musées :

« J’ai aussi vu les selles de Napoleon et de plusieurs des anciens empereur ou roi de France. Ensuite j’ai vu en statue habillé en soldat toute les différentes habillement (sic) de l’ancien temps. Les Romain, Gaulois etc. Et ces deux types de soldat m’ont parut le plus féroces. Le Gaulois ressemble a un géant avec de grand chevaux. Le cavalier romain avec un uniforme en fer est aussi épeurant. Il y avait pas moin (sic) que 100 statues habillées comme ça. »[16]

Une analyse plus détaillée de cette carte reste à faire, puis il faut avouer que dans certains cas les lieux sont approximatifs ; parfois le journal de guerre mentionne un village, une ferme, un pont, ou un autre endroit local difficile à retrouver sur la carte d’aujourd’hui. Heureusement, les détails dans les correspondances d’Ulric nous aident à confirmer ses positions à travers la guerre.

Conclusion préliminaire

La méthode de reconstitution historique emploie le jumelage des informations retrouvées à travers plusieurs sources. Les études démographiques et socioéconomiques régionales utilisent cette méthode depuis bien longtemps, mais nous remarquons son potentiel pour l’histoire militaire. Le cas du CASC est particulièrement intéressant parce que l’historiographie consacrée au CEC met moins d’accent sur son rôle et ses membres.[17] À l’aide du journal de guerre, du dossier militaire et des correspondances, nous sommes en mesure de reconstituer le parcours d’un soldat acadien exceptionnel, J. Ulric LeBlanc. Un des premiers soldats volontaires de sa communauté, Ulric a passé presque cinq ans en uniforme jusqu’à l’occupation d’Allemagne en 1919. Ses expériences sont un rappel de la diversité des parcours des soldats canadiens et acadiens pendant la PGM.


Samuelle Saindon est étudiante à la maîtrise en histoire et Gregory Kennedy est professeur agrégé en histoire et directeur scientifique de l’Institut d’études acadiennes de l’Université de Moncton.


This essay is part of a series of contributions to be published over the coming years by members of the research group “Military Service, Citizenship, and Political Culture: Studies of Militias in Atlantic Canada.” Any questions about the project can be sent to Gregory Kennedy, Research Director of the Acadian Studies Institute at the Université de Moncton at gregory.kennedy@umoncton.ca.

Nous vous présentons une texte d’une série de contributions qui seront publiées au cours des prochaines années par des membres du groupe de recherche « Service militaire, citoyenneté et culture politique : études des milices au Canada atlantique ». N’hésitez pas à joindre Gregory Kennedy, directeur scientifique de l’Institut d’études acadiennes de l’Université de Moncton, pour toute question concernant le projet à gregory.kennedy@umoncton.ca


[1] Samuelle Saindon est étudiante à la maîtrise en histoire et Gregory Kennedy est professeur agrégé en histoire et directeur scientifique de l’Institut d’études acadiennes de l’Université de Moncton.

[2] Claude Léger, Le bataillon acadien de la Première Guerre mondiale (Moncton, compte d’auteur, 2001) ; Gregory Kennedy, “Answering the Call to Serve their (Acadian) Nation: The Soldiers of the 165th Battalion, 1911-1917,” Histoire sociale / Social History 51, 104 (2018): 279-299.

[3] France Martineau, (2017). « Entre les lignes: écrits de soldats peu-lettré de la Grande Guerre » dans E. Guerin, H. Tyne, M. Bilger, P. Cappeau (dir.), La variation en question(s): Hommages à Françoise Gadet Vol. 36, Ser. Gramm-R, (Bruxelles : P. I. E. Lang, 2017), 211–236.

[4] Bibliothèque et archives Canada (BAC), “Guide to Sources Relating to Units of the Canadian Expeditionary Force: Canadian Army Service Corps” (Government of Canada, n.d.), 1; “War Diaries – 2nd Canadian Divisional Train = Journal de Guerre – 2e Train Divisionaire Canadien,” https://www.bac-lac.gc.ca/eng/CollectionSearch/Pages/record.aspx?app=fonandcol&IdNumber=2005003&new=-8585753371258802385 ; Arnold Warren, Wait for the Waggon: The Story of the Royal Canadian Army Service Corps (Toronto, McClelland & Stewart, 1961), 93-109.

[5] Ulric LeBlanc à ses parents, 2 novembre 1915, fonds Hilarion LeBlanc, boîte 308, Centre d’études acadiennes Anselme-Chiasson (CEAAC).  « I wrote 2 letters in French last week but the censors couldn’t read them so after this I will have to write in English. »

[6] BAC, “War Diaries of the First World War,” https://www.bac-lac.gc.ca/eng/discover/military-heritage/first-world-war/Pages/war-diaries.aspx.

[7] BAC, “War Diaries – 2nd Canadian Divisional Train = Journal de Guerre – 2e Train Divisionaire Canadien,” https://www.bac-lac.gc.ca/eng/CollectionSearch/Pages/record.aspx?app=fonandcol&IdNumber=2005003&new=-8585753371258802385.

[8] BAC, 2nd Divisional Train, “War Diary of 2nd Divisional Train, C.E.F. April 1915 to February 1918” (Diary, n.d.), 85, RG9-III-D-3, vol 5019, T-10903–T-10904, https://www.bac-lac.gc.ca/eng/CollectionSearch/Pages/record.aspx?app=fonandcol&IdNumber=2005003&new=-8585753371258802385.

[9] J. Ulric LeBlanc à ses parents, le 18 septembre 1916, fonds Hilarion LeBlanc, boîte 308, CEAAC.

[10] J. Ulric LeBlanc à un de ses amis (n.d. 1916), publiée le 5 septembre 1917, L’Évangéline, CEAAC.

[11] Chris Hyland, “The Canadian Corps’ Long March Logistics, Discipline, and the Occupation of the Rhineland,” Canadian Military History 21, no. 2 (2015), 8.

[12] Par exemple, Ulric fut démobilisé en mai 1919, soit sept mois après l’armistice du 11 novembre 1918.

[13] Ulric LeBlanc à ses parents, le 25 janvier 1919, fonds Hilarion LeBlanc, boîte 308, CEAAC.

[14] Ulric LeBlanc à ses parents, le 30 janvier 1919, Fonds Hilarion LeBlanc, boîte 308, CEAAC.

[15] « Premièrement il y a un service corps qui est compris que des chauffeurs, et leur ouvrage est de transporter le manger du char jusqu’au rendez-vous et ensuite les “truck” et chevaux transportent cette nourriture du rendez-vous jusqu’aux tranchées une distance de 10 @ 15 miles. Les chauffeurs ont une distance de 50 à 100 miles à parcourir de la station jusqu’au rendez-vous. » Ulric LeBlanc à ses parents, le 24 février 1915, fonds Hilarion LeBlanc, boîte 308, CEAAC; Warren, “Wait for the Waggon,” 93-109.

[16] Ulric LeBlanc à ses parents, 24 mars 1918, fonds Hilarion LeBlanc, boîte 308, CEAAC.

[17] G. W. L. Nicholson and Mark Osborne Humphries, Canadian Expeditionary Force, 1914-1919: Official History of the Canadian Army in the First World War (Montreal & Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2015).

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